54

Jérôme de Galand et un homme de grand âge étaient penchés avec attention sur le cadavre écorché et décapité d’une femme posé sur une longue table.

Le lieutenant Ferrière se tenait quelques pas en arrière, flanqué de deux jeunes officiers de la police criminelle.

L’homme âgé se redressa et, perplexe, se prit le menton au creux de la main :

— La manière est fine et précise. C’est un travail soigné. Un excellent travail.

— Mais inachevé ! répliqua Galand.

— C’est grande patience, qu’une telle besogne. Le bras pèse, la main fatigue. Nous n’écorchons point ainsi. Un bras, une jambe, pour expliquer la fonction du membre aux étudiants mais point de tels errements qui sont pure folie. Votre homme est certes habile, ce qui vient de sa longue habitude mais peut-être la lassitude l’a-t-elle gagné ?

Galand hocha la tête et répondit :

— Sans doute mais ce n’est point tout. Observez ceci qui est poudre légère sur presque tout le corps.

— Je l’avais en effet remarquée.

— Qu’est-ce donc ?

Le vieil homme sourit, montrant ainsi des dents ébréchées ou disparues.

— Pour se faire idée précise, il faudrait y goûter.

— C’est que, monsieur le recteur, je n’ai point grand appétit, ce matin, et je craindrais gonflement de ventre.

Le vieil homme s’amusait :

— La chose n’a point d’importance et je vous donnerai médecine incontinent puisque tel est mon métier. La chance chemine à vos côtés !

— Cependant, mon habitude des poudres n’égale point la vôtre…

Le vieil homme humecta un de ses doigts et le posa en différents endroits du cadavre pour en recueillir quelques poussières. Ensuite de quoi, il porta le doigt à ses lèvres et avala la poudre en légers claquements de langue.

Il n’hésita pas un seul instant :

— Du soufre. C’est là chose bien étrange…

Galand, rêveur, répéta :

— Étrange… Point tant qu’il n’y paraît, peut-être.

Le comte de Nissac, la baronne de Santheuil et les Foulards Rouges se trouvaient à quelques lieues après Auxerre lorsqu’ils surprirent, en un champ désolé, un homme seul et malade, déserteur, lui aussi, de l’armée de monsieur le prince de Condé et qui semblait attendre la mort devant un feu de fortune.

Il s’agissait d’un vieux soldat roux, le visage balafré, dont un des yeux verts suppurait, ce qui attira immédiatement l’attention de Sébastien de Frontignac qui, après avoir appuyé sur l’œil du soldat interloqué, dit d’un air sagace :

— Je connais le remède !… Attendez-moi, et ne bougez point.

Sautant en selle avec un juvénile enthousiasme, il disparut avant qu’on pût le retenir.

Le soldat roux, un mercenaire allemand servant en les armées du royaume des lys depuis le temps lointain de sa jeunesse, parlait parfaitement le français :

— J’ai faim, mes beaux seigneurs et belle dame !… J’ai faim depuis des jours.

On le restaura de fromages aux odeurs fortes que Florenty gardait en un sac de cuir.

L’homme mangea avec avidité, regardant parfois d’un air coupable l’assistance qui l’observait avec quelque fascination. Comme on l’encourageait du geste, il se rassura tout à fait.

Les cavaliers, fatigués, s’assirent autour du feu.

Avalant la dernière bouchée de fromage, le soldat d’Allemagne demanda à Nissac :

— Êtes-vous du parti de monsieur le prince de Condé, vous aussi ?

— Non point, nous servons en l’armée du roi.

Le soldat hocha tristement la tête.

— La chance ne me fait point escorte depuis longtemps !… Mort-Dieu, j’ai suivi le prince de Condé par fidélité pour être depuis longues années de son armée du nord puis du siège de Paris mais en cette époque, monsieur le prince était le meilleur défenseur de la couronne. Les choses changent vite, trop vite pour un pauvre soldat qui n’a que son épée.

— C’est la fortune des armes, qui change ! répondit Maximilien Fervac qui ajouta : elle change comme changent les femmes.

Mathilde de Santheuil jeta un regard noir à l’officier des Gardes Françaises :

— Monsieur Fervac, c’est idée fort ancienne et bien fallacieuse que d’imaginer les femmes changeantes quand les hommes ne le seraient point. Dans l’inconstance, les hommes valent bien les femmes.

— En effet, madame, et j’ai parlé trop vite ! répondit Fervac avec davantage de diplomatie, sans doute, que de sincérité.

Par effet surprenant, le soldat roux venu d’Allemagne qui, voilà peu, semblait grande carcasse de déterré, reprenait des couleurs et tendit les mains vers le feu :

— Que la guerre est dure !

Le baron Le Clair de Lafitte, que l’homme intriguait, lui demanda :

— N’avez-vous jamais servi autre chef que monsieur le prince de Condé ?

— Certes, monseigneur, et je m’en suis repenti. Deux saisons je fus en l’armée de Charles IV, duc de Lorraine et qui, ayant perdu son duché, se mettait avec ses fortes troupes au service de tous les rois de l’Europe contre bel or.

— C’est là armée puissante, mais de fort mauvaise réputation ! remarqua Nissac.

— À qui la faute, monseigneur ? Le duc ne nous payait point, il fallait bien vivre sur le pays !… Un hiver, n’ayant plus de pain depuis trois semaines, nous avons mangé les chiens et les chevaux. Puis nous avons mangé chair humaine. Un jour, les plus mécréants attrapèrent deux nonnes fort jeunes et jolies et leur chanoinesse, bien vieille mais très grasse. Ils ne les violèrent point, par respect de la religion, mais les découpèrent en pièces et les mirent à cuire en grandes marmites pour avoir chair de religieuses, mais aussi bouillon de religieuses… Et les chirurgiens de l’armée du duc de Lorraine ?… De tous, les chirurgiens se montraient les plus voraces !… Des goinfres sans repos !… Des gloutons sans pudeur !… Souffriez-vous d’un doigt, ils vous coupaient la main. De la main, ils vous coupaient le bras. Ainsi faisaient-ils pour avoir davantage de viande en leur assiette !… Mais, par un effet tout contraire, ils devinrent eux-mêmes si gras que nous les mangeâmes à notre tour.

Nissac et Le Clair de Lafitte échangèrent un regard mi-dubitatif, mi-amusé, mais la baronne de Santheuil, bouleversée, regarda l’Allemand avec compassion :

— Je vous plains !… C’est horrible !… Et si vrai, tel que vous racontez !

L’Allemand partit d’un rire phénoménal puis, se reprenant :

— Pardonnez-moi, madame, mais rien n’est moins vrai. C’est là histoires que nous racontions la nuit, autour du feu, en les bivouacs de l’armée de monsieur le duc de Lorraine.

Il jeta un regard par en dessous à Florenty.

— J’ai dit ce mensonge en pensant que, par effet de pitié, une bonne âme me trouverait autre morceau de fromage.

Florenty n’eut point à répondre, le baron de Frontignac sauta de cheval, une chose fort répugnante à la main. Sans discuter, il colla la chose, qui semblait organe, sur l’œil malade du soldat allemand qui protesta :

— Ah çà, monseigneur, que vous ai-je donc fait que vous me traitiez si durement ?

Frontignac maintint la pression.

— Ah, ne discutez point. Pour œil enflammé, il faut appliquer dessus poumon frais de brebis.

L’œil valide de l’Allemand roux s’alluma aussitôt.

— Auriez-vous également ramené la brebis, monsieur ?

— Pour quoi faire ?

— C’est que je souffre aussi de la faim, monsieur, et que brebis à la broche est bon remède contre ce mal-là.

Frontignac ne se laissa point distraire et, d’un ton docte :

— Vos dents sont pourries. Contre la douleur de dents, portez au col une dent d’homme enfermée dans nœud de taffetas.

Nissac se leva et, avant de monter en selle, jeta un regard amusé à l’Allemand qui pressait toujours le poumon de brebis contre son œil enflammé :

— Présentez-vous aux officiers de monsieur de Turenne, on vous y donnera bonne place. Recommandez-vous du général-comte de Nissac. Bonne chance et adieu.

L’Allemand regarda les cavaliers s’éloigner puis mordit avec résolution en le poumon de brebis.

Les foulards rouges
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